
Création le 21 avril 2009
Robert Houdin est prié par le colonel de Neveu de se rendre en Algérie pour y donner des représentations devant les principaux chefs de tribus arabes. Voici des extraits de son récit, tirés du livre "Robert Houdin Comment on devient sorcier"Éditions omnibus :
Il fut convenu que je serais rendu à Alger pour le 27 septembre 1856, jour où devaient commencer les grandes fêtes que la capitale de l'Algérie offre annuellement aux Arabes.
Je dois dire aussi que ce qui influença beaucoup ma détermination, ce fut de savoir que la mission pour laquelle on m'appelait en Algérie avait un caractère purement politique. J'étais fier, moi simple artiste, de pouvoir rendre un service à mon pays.
On n'ignore pas que le plus grand nombre des révoltes qu'on a eu à réprimer en Algérie ont été suscitées par des intrigants qui se disent inspirés par le Prophète, et qui sont regardés par les Arabes comme des envoyés de Dieu sur la terre, pour les délivrer de l'oppression des roumis (chrétiens) ...
... Tous ceux qui approchèrent les Arabes reçurent l'ordre de travailler à leur faire comprendre que mes prétendus miracles n'étaient que le résultat d'une adresse, inspirée et guidée par un art qu'on nomme prestidigitation et auquel la sorcellerie est tout à fait étrangère.
Les Arabes se rendirent sans doute à ce raisonnement, car je n'eus par la suite qu'à me louer des relations amicales qui s'établirent entre eux et moi. Chaque fois qu'un chef me rencontrait, il ne manquait pas de venir au devant de moi et de me serrer la main. Et ces hommes que j'avais tant effrayés, devenus mes amis, me donnèrent un précieux témoignage de leur estime, et je puis le dire aussi, de leur admiration, car c'est leur propre expression...
... Les assistants furent émerveillés ; toutefois quelques uns d'entre eux faisaient rouler les grains de leur chapelet avec une vivacité qui témoignait d'une certaine agitation de leur esprit :
Le marabout fronçait les sourcils sans mot dire ; je vis qu'il machinait quelques mauvais tours.
- Je crois maintenant à ton pouvoir surnaturel, me dit-il, tu es un véritable sorcier ; aussi j'espère que tu ne craindras pas de répéter ici un tour que tu as fait sur ton théâtre.
Et me présentant deux pistolets qu'il tenait cachés sous son burnous :
- Tiens, choisis une de ces armes, nous allons la charger, et je tirerai sur toi. Tu n'as rien à craindre, puisque tu sais parer les coups.
J'avoue que je fus un instant interdit. Je cherchais un subterfuge et je n'en trouvais pas. Tous les yeux étaient fixés sur moi, et l'on attendait une réponse. Le marabout était triomphant.
Boualem qui savait que mes tours n'étaient que le résultat de mon adresse, se montra mécontent qu'on osât ainsi tourmenter son hôte ; il en fit des reproches au marabout.
Je l'arrêtai ; il m'était venu une idée qui pouvait me sortir d'embarras, du moins pour le moment. M'adressant alors à mon adversaire :
- Tu n'ignores pas, lui dis-je avec assurance, que pour être invulnérable, j'ai besoin d'un talisman. Malheureusement, je l'ai laissé à Alger.
Le marabout se mit à rire d'un air d'incrédulité.
- Cependant, continuai-je, je puis, en restant six heures en prières, me passer de talisman et braver ton arme. Demain matin, à huit heures, je te permettrai de tirer sur moi en présence même des Arabes qui sont ici témoins de ton défi.
Boualem, étonné d'une telle promesse, s'assura encore près de moi si cette scène était sérieuse et s'il devait convoquer la société pour l'heure indiquée. Sur mon affirmation, on se donna rendez-vous devant le banc de pierre dont j'ai parlé.
Je ne passai pas la nuit en prières, comme on doit le croire, mais j'employai environ deux heures à assurer mon invulnérabilité : puis, satisfait de mon succès, je m'endormis de grand cœur, car j'étais horriblement fatigué.
A huit heures, le lendemain, nous avions déjà déjeuné, nos chevaux étaient sellés, notre escorte attendait le signal du départ qui devait avoir lieu après la fameuse expérience. Non seulement personne ne manqua au rendez-vous, mais un grand nombre d'Arabes vinrent encore grossir le groupe des assistants.
On présenta les pistolets. Je fis remarquer que la lumière n'était point bouchée. Le marabout mit une bonne charge de poudre dans le canon et bourra. Parmi les balles apportées, j'en fis choisir une que je mis ostensiblement dans le pistolet, et qui fut également couverte de papier.
L'Arabe contrôlait tous mes mouvements : il y allait de son honneur.
On procéda pour le second pistolet comme pour le premier, puis vint enfin le moment solennel.
Solennel, en effet pour tout le monde ! Pour les assistants, incertains du résultat de l'expérience ; pour Mme Robert Houdin qui m'avait vainement supplié de renoncer à ce tour, dont elle redoutait l'exécution ; et solennel aussi pour moi, car mon nouveau truc ne reposant sur aucun des procédés employés dans pareille circonstance, à Alger, je craignais une erreur, une trahison, que sais-je ? Toutefois, j'allai me placer à quinze pas sans témoigner la moindre émotion.
Le marabout se saisit aussitôt de l'une des deux pistolets, et au signal que je donne, il dirige sur moi son arme avec une attention particulière.
Le coup part, et la balle paraît entre mes dents.
Irrité plus que jamais, mon rival veut se précipiter sur l'autre pistolet ; plus preste que lui, je m'en empare.
- Tu n'as pu parvenir à me blesser, lui dis-je : tu vas juger maintenant si mes coups sont plus redoutables que les tiens. Regarde ce mur.
Je lâchai la détente, et, sur la muraille nouvellement blanchie, apparut une large tache de sang à l'endroit même où le coup avait porté.
Le marabout s'approcha, trempa son doigt dans cette empreinte rouge, et, le portant à sa bouche, il s'assura en goûtant que c'était véritablement du sang. Quand il en eut acquis la certitude, ses bras retombèrent et sa tête se pencha sur sa poitrine, comme s'il eût été anéanti. Il était évident qu'en ce moment il doutait de tout, même du Prophète. Les assistants levaient les mains au ciel, marmottaient des prières et me regardaient avec une sorte d'effroi...
... Le tour dont je viens de donner les détails, si curieux qu'il soit, est assez facile à préparer. Je vais en donner la description, en racontant le travail qu'il m'avait nécessité.
Aussitôt que je fus seul dans ma chambre, je tirai de ma boîte à pistolets, qui ne me quitte jamais dans mes voyages, un moule à fondre des balles.
Je pris une carte, j'en relevai les quatre bords, et j'en fis une sorte de récipient, dans lequel je mis un morceau de stéarine, pris sur une des bougies qu'on m'avait laissées. Quand la stéarine fut fondue, j'y mêlai un peu de noir de fumée que j'avais obtenu en mettant une lame de couteau au-dessus de la lumière, puis je coulai cette composition dans mon moule à balles.
Si j'avais laissé refroidir entièrement le liquide, la balle eût été pleine et solide, mais après une dizaine de secondes environ, je renversai le moule, et la portion de la stéarine qui n'était pas encore solidifiée sortit et laissa dans l'instrument une balle creuse. Cette opération est du reste la même que celle employée pour faire les cierges ; l'épaisseur des parois dépend du temps qu'on a laissé le liquide dans le moule.
J'avais besoin d'une seconde balle ; je la fis un peu plus forte que la première. Je l'emplis de sang, et je bouchai l'ouverture avec une goutte de stéarine. Un Irlandais m'avait autrefois montré un petit tour d'invulnérabilité qui consiste à faire sortir du sang du pouce sans éprouver de douleur ; j'avais profité de ce procédé pour remplir ma balle. On ne saurait croire combien ces projectiles, ainsi préparés, imitent le plomb ; c'est à s'y méprendre, même de très près.
D'après cela, le tour doit facilement se comprendre. En montrant la balle de plomb aux spectateurs, je l'avais échangée contre ma belle balle creuse, et c'est cette dernière que j'avais mise ostensiblement dans le pistolet. En pressant fortement la bourre, la stéarine s'était cassée en petits morceaux qui ne pouvaient m'atteindre à la distance à laquelle je m'étais placé.
Au moment où le coup de pistolet s'était fait entendre, j'avais ouvert la bouche pour montrer la balle de plomb que je tenais entre mes dents. Le second pistolet contenait la balle remplie de sang qui, en s'aplatissant sur le mur, y avait laissé son empreinte, tandis que les morceaux avaient volé en éclats.