VICTOR HUGO M'A TUER

Nous devons à Didier Van Cauwelaert, prix Goncourt 1994, et au journal Le Point qui a publié son article, cet excellent hommage à Louis-Napoléon Bonaparte, premier Président de la République française par le suffrage universel , devenu Napoléon III par le suffrage universel.
 
Rêveur hyperactif, visionnaire obstiné, il construit son destin comme on écrit un roman. Mais dans un roman, personne n’y croirait. Neveu de Napoléon Ier, il grandit en exil avec sa mère adorée, la reine Hortense. Son père le prend pour un bâtard ? Qu’à cela ne tienne ; il décide de reprendre le flambeau de son oncle Napoléon Ier : à 32 ans, il débarque en France pour renverser Louis-Philippe.

Condamné à la rétention perpétuelle, au fort de Ham, gardé par 400 soldats, il écrit « De l’extinction du paupérisme » le programme social qu’il compte mettre en œuvre lorsqu’il sera au pouvoir. Il ne doute de rien. Et de fait, son livre achevé, il s’évade, déguisé en maçon, gagne l’Angleterre. Deux ans après, à l’abdication de Louis-Philippe, il revient en France où il se fait élire député. À la Chambre, il feint de bafouiller, de se tromper de discours : « Dieu merci, c’est un crétin », se réjouissent ses collègues, craignant un retour en force des Bonaparte. Trois mois plus tard, le crétin est président de la République.
 
Un habile stratège, un irresponsable qui a de la chance, un progressiste acharné, un sous-dictateur fêtard et versatile – qui est vraiment celui que Victor Hugo appelle « Napoléon le petit » ? En premier lieu, c’est l’homme de tous les records. Non seulement il est le premier président de la République française élu au suffrage universel, mais à 40 ans il est aussi le plus jeune. C’est lui qui comptera le plus grand nombre de victoire électorales (huit) et qui restera le plus longtemps au pouvoir (vingt-deux ans) avec un soutien populaire jamais égalé dans la durée : si 75 % des Français l’élisent au premier tour, 92% approuveront son coup d’ État et 97% se déclareront favorables au rétablissement de l’Empire.

 
Qu’a-t-il fait pour mériter cela ? Il a créé la France moderne : révolution des chemins de fer, des canaux, des ports et des routes, changement radical du paysage urbain, développement des banques et du crédit, invention du papier hygiénique, de la margarine, du blue jean et des soldes. On lui doit la reconnaissance du droit de grève, les caisses de retraite, l’assistance judiciaire gratuite, le libre accès des filles à l’instruction publique, l’unité de l’Italie, le rattachement à la France de Nice et de la Savoie. Il imagine le concept d’écologie et met sur pied ce que l’on appellera au siècle suivant les Restos du cœur.

 
On peut comprendre la popularité dont il jouit de son vivant, mais comment expliquer une telle détestation, après coup, une telle négation de ses réussites, de ses œuvres sociales, de sa personnalité ? En fait, il n’entrait pas dans les livres d’histoire. Il était trop grand, non par son aura, mais par ses réalisations. Il a bien fallu le réduire : il n’y avait place que pour un seul empereur dans la mémoire de la France. Après Napoléon l’Unique, on ne pouvait avoir que « Nabot Léon ». Victor Hugo, l’auteur du sobriquet, n’aura sous le second Empire qu’une influence de chansonnier. Mais ce sera ensuite un ennemi mortel.

 
Imaginons qu’on ait retenu de François Mitterrand que les écrits de Jean-Edern Hallier. C’est exactement ce qui s’est produit. Pourtant, entre les deux hommes, tout avait bien commencé. Victor Hugo milite ardemment pour que Louis Napoléon Bonaparte soit élu président. Ils ont les mêmes idées progressistes, la même puissance de travail, le même amour immodéré pour les femmes. Ils dînent souvent ensemble, se consultent, s’apprécient. Première ombre au tableau, le Président refuse de le nommer ministre, en 1848. Il estime que ce n’est pas le rôle d’un écrivain : il s’y perdrait. Tandis que devenir un pamphlétaire en exil, c’est excellent pour l’image, les tirages et la postérité.


 Hugo le reconnaîtra lui-même après coup : « Napoléon III a fait ma fortune ».
 
La rupture totale entre eux est causée par le coup d’État du 2 décembre 1851. Mais de quoi s’agit-il exactement ? Est-ce une prise de pouvoir à la manière de son tonton, un 18 Brumaire du pauvre, planifié le jour anniversaire du sacre de Napoléon Ier ? Non. Si le Président dissout l’Assemblée à majorité réactionnaire, c’est qu’elle bloque ses réformes sociales, qu’elle a réduit le suffrage universel et voté une loi pour l’empêcher de se représenter à l’élection présidentielle.

 
Les opposants sont arrêtés, le coup de force ne fait « que » 400 morts dans toute la France, mais même s’il est validé par 92% des votants dans un plébiscite organisé trois semaines plus tard, Louis Napoléon se le reprochera toujours. Les Français, qui attendent tant de lui, ont pardonné cet épisode autoritaire. La postérité, elle, n’écoutera que Victor Hugo.

 
Rien ne viendra adoucir l’opprobre : ni les progrès sociaux, ni le régime libéral qui se met en place dès 1859. Quand la loi d’amnistie est votée pour tous les opposants au coup d’État, Victor Hugo sera le seul qui refusera de rentrer d’exil. Alors Napoléon III lui exprime à la fois son estime, son repentir et son pardon en faisant rejouer à Paris sa pièce « Hernani » . Mesure démagogique ou réel élan du cœur ?

 
Peut-être sent-il que ses véritables ennemis sont dans son entourage. Le nouvel Empire libéral, la prospérité sans précédent de la France, le plein emploi et les réformes sociales comblent le peuple, mais pas une certaine bourgeoisie, une élite politique qui ne voit qu’un moyen de se débarrasser de cet empereur qui va trop loin : déclencher une guerre dont le désastre favorisera le changement de régime. Tous les historiens ne partagent pas cette vision, mais les manipulations, les maladresses et les trahisons qui vont mener au désastre de Sedan y trouvent leur seule logique.

 
Sur le champ de bataille de cette guerre qu’il n’a jamais voulue – mais une fois encore il s’est soumis à la volonté des Français – l’Empereur est horrifié, brisé par l’ampleur du carnage. Errant parmi les cadavres sur son cheval blanc, il cherche la mort qui ne veut pas de lui. Pour éviter une boucherie de 100 000 hommes, il capitule, mais en son nom propre. Sans engager la France. Il dit à Bismark de négocier avec l’impératrice régente et le gouvernement en place. Comme s’il voulait ne plus rien valoir, pour éviter d’être une monnaie d’échange.

 
Un fait est certain, bien que soigneusement édulcoré dans les livres d’histoire. Napoléon III est bel et bien victime d’un coup d’État, vingt ans après celui qu’on lui reproche tant. L’Assemblée législative le destitue et ravit le pouvoir exécutif à l’impératrice régente ; du jamais vu ! Après six mois de captivité en Prusse, il rejoint Eugénie en exil en Angleterre.


 Là, quelques mois avant sa mort, il invente un poêle économiseur d’énergie pour équiper à bas prix le logement des plus pauvres. Ce sera son œuvre ultime. Elle lui sera volée par un industriel du chauffage, qui la rendra plus rentable que sociale. Toutes ses réussites, en fait, seront niées ou attribuées à d’autres. La postérité ne lui laissera que son maigre passif.
 
Le dernier ouvrage qui lui est consacré, « Le roman de Napoléon III », signé Raoul Mille et Christian Estrosi (éditions du Rocher) est un de ceux qui aident le mieux à comprendre les élans généreux et les immenses contradictions qui ont forgé ce destin d’empereur de gauche. Il se considérait comme un être normal, ballotté entre la grandeur d’âme et les faiblesses humaines. Dans «Le rattachement » ( Editions Albin Michel ), je lui fais dire par la bouche de Samuel Labarthe : « Pour faire de grandes choses, est-on obligé d’être un grand homme ? ».

 
Son œuvre parle pour lui : Victor Hugo n’a abîmé que son image, et le ridicule ne tue pas.